Dans un monde interconnecté, le dessin de presse est la cible d’extrémistes religieux, de pouvoirs autoritaires, mais aussi de campagnes haineuses via les réseaux sociaux quand un dessin est jugé « offensant ». Le dessinateur Kak, président de l’association Cartooning for Peace, n’a de cesse de rappeler que l’humour moque par essence, et donc offense, soulignant le lien indissociable entre satire et démocratie. Un combat au long cours, compliqué par des rédactions de plus en plus frileuses face au risque d’un « bad buzz ».
Vous travaillez pour le quotidien l’Opinion, un journal qui se décrit « libéral, pro-business et pro-européen », comment choisissez-vous vos sujets ?
L’Opinion cherchait un dessinateur pour illustrer son article “de manchette”, celui qui commence en Une et court sur les pages suivantes, donc je ne choisis évidemment pas le sujet. Ce système a un énorme plus : je n’ai pas l’angoisse de la page blanche. Après, c’est moins sympa quand il s’agit d’un sujet dont je me fous complètement ou d’un article très difficile à illustrer. Allez trouver un gag sur les emprunts à taux négatif…
Dans ce cadre, vous êtes un peu moins exposé aux sujets potentiellement polémiques, les attentats de Charlie Hebdo ont-ils quand même changé quelque chose pour vous ?
J’envoie au journal plusieurs propositions, minimum trois, sans me brider. La différence se situe en amont. On est dans une phase d’ultra-sensibilité d’une partie de la population sur à peu près tous les sujets, notamment connectée à l’émergence du monde numérique. Là où auparavant on ne se posait même pas la question, aujourd’hui on se dit « ah tiens, avec celui-ci je vais peut-être me faire emmerder ». Je le fais quand même – il y a des dessinateurs qui ne le font plus du coup – mais c’est déjà un échec d’être obligé d’y penser, on ne devrait pas avoir cette épée de Damoclès.
En septembre 2020, L’Humanité avait dépublié tous les dessins d’Espé parce que l’un d’eux avait été jugé sexiste. C’est toujours le même schéma : une polémique sur les réseaux sociaux, le journal panique, se désolidarise et laisse le dessinateur seul face à la meute.
Comment peut-on protéger les dessinateurs de presse de ce phénomène ?
Une solidarité sans faille entre le dessinateur et son employeur. Quand un média dit “désolé, on ne l’avait pas vu passer” à propos d’un dessin, c’est du pipeau. Il y a une personne a minima qui a vu, et donc validé, le dessin. En janvier dernier, sur fond de fortes critiques sur les réseaux sociaux, Le Monde a lâché Xavier Gorce en s’excusant d’avoir mis en ligne un dessin qui avait déplu. Avant ça, en septembre 2020, L’Humanité avait dépublié tous les dessins d’Espé parce que l’un d’eux avait été jugé sexiste. C’est toujours le même schéma : une polémique sur les réseaux sociaux, le journal panique, se désolidarise et laisse le dessinateur seul face à la meute.
Donc la décision du New York Times en juin 2019, de ne plus publier de dessins de presse dans son édition internationale suite à une polémique sur un cartoon jugé antisémite, était un précédent dangereux ?
C’était une catastrophe, car c’est l’exemple le plus puissant symboliquement. Quand on pense que le dessin avait été trouvé dans une banque d’image, et que son auteur, Antonio, n’était même pas au courant de cette publication… Ce qui est dramatique, c’est que c’est de la censure préventive.
Le vivre-ensemble passe par la protection de la liberté d’expression.
Vous êtes président de Cartooning for Peace depuis octobre 2019, l’association va-t-elle devoir s’adapter à ce paysage de plus en plus sensible ?
C’est sûr qu’en 2015, après les attentats de Charlie, on aurait pu croire que notre combat continuerait à porter sur la religion ou les gouvernements autoritaires. Deux phénomènes font que les menaces se sont géographiquement élargies : la montée des populismes dans des pays que nous considérions comme des démocraties proches des nôtres, et l’avènement du monde numérique, avec beaucoup de voix que l’on n’entendait jamais qui s’expriment. Ce qui est très bien en l’occurrence – mais il y a une frange qui mène des raids sur tout ce qui la dérange, et certains décideurs dans la presse qui cèdent à cette pression, abandonnant leurs dessinateurs en rase campagne.
En France, d’où vient la censure ces derniers temps ?
Si l’on prend les derniers exemples en date, soit L’Humanité et Le Monde, on peut dire que l’échiquier politique de la censure s’est déplacé vers la gauche. J’ai par exemple été frappé, lors de l’assassinat de Samuel Paty, quand une partie de la gauche a dit que si des dessins sur le prophète Mahomet choquaient certains musulmans, peut–être n’était-il pas nécessaire de continuer à les montrer. Parallèlement, Marine le Pen disait qu’en France on a totalement le droit de faire ces dessins et qu’il ne faut pas atteindre à la liberté de caricaturer ! Si on m’avait dit que j’allais me retrouver un jour d’accord sur cette question avec Mme Le Pen, j’aurais eu l’impression d’être dans un mauvais rêve… Ce nouveau règne du politiquement correct est très compliqué, car il faut accepter qu’il n’existe pas de contenu qui ne dérange personne sur plus de sept milliards d’humains. Il nous reste donc un travail pédagogique de très – très – long terme auprès des populations, qui est l’objet même de Cartooning for Peace, celui sur le vivre-ensemble, qui passe, selon nous, par la protection de la liberté d’expression.