Dans un petit livre passionnant, publié aux éditions Anamosa, Pierre Tevanian et son coauteur Jean‑Charles Stevens prennent au mot Michel Rocard, qui prononça cette fameuse phrase en décembre 1989 : « On ne peut pas accueillir toute la misère du monde. » Quelques mots qui ont pesé si lourd dans les débats sur l’immigration que nous avons demandé à Pierre Tevanian de bien vouloir y répondre point par point, ou plutôt mot à mot.
Lorsqu’en juillet 2022 nous mettions sous presse notre ouvrage On ne peut pas accueillir toute la misère du monde. En finir avec une sentence de mort, le Projet Migrants disparus de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) recensait 24 598 morts en neuf ans aux frontières de la « forteresse Europe ». Un an plus tard, 4 997 vies supplémentaires ont été fauchées. C’est de là qu’il faut partir, et que toujours il faut revenir lorsqu’on parle de « politique d’immigration ».
Il importe aussi, face à ces morts insupportables, de libérer notre capacité de sentir et de penser, si longtemps étouffée par le matraquage du sinistre dicton. Voici quelques pistes de réflexion bien plus réalistes et rationnelles que le réalisme et la rationalité auxquels nous renvoient nos gouvernants.
Déconstruire le « nous », oser le « je »
Il faudrait pour commencer que chacun·e renoue avec sa capacité à penser et agir, ce qui implique de s’extraire de ce « on » dépersonnalisant et déresponsabilisant. Puis de prendre le temps de l’information, de la lecture, mais aussi de la rencontre avec les concerné·es – ces « immigré·es » réduits pour le moment au rang d’« objets » de débat.
Inventer un autre « nous », c’est en somme abandonner ce « nous national » qui solidarise artificiellement exploiteurs et exploités, racistes et antiracistes, tout en excluant d’office une autre fraction de la communauté : les résidents étrangers. Et lui substituer un « nous citoyen » beaucoup plus inclusif : le débat sur l’immigration ne peut se mener sans les immigré·es.
Reconsidérer notre « impuissance »… et notre puissance !
Il faudrait ensuite revenir au réel : la France est la seconde puissance économique européenne, la sixième puissance mondiale, et « pourtant » l’un des pays qui accueille le moins d’étranger·es.
Reconsidérer notre puissance, c’est aussi publiciser, valoriser et soutenir les initiatives de sauvetage en mer, les centres d’accueil ou les solidarités plus informelles, en soulignant qu’elles sont rarement le fait de personnes particulièrement riches. C’est aussi « défendre » cette « puissance d’accueil » quand elle est attaquée par des campagnes d’extrême droite. C’est enfin abroger l’infâme « délit de solidarité » au nom duquel on a persécuté Cédric Herrou et tant d’autres.
Repenser l’accueil, oser l’égalité
Si le rejet doit être combattu, et la solidarité valorisée, il convient aussi de critiquer l’usage dominant du concept d’« accueil » : en entretenant la confusion entre le « territoire national » et la « sphère domestique », cette notion encourage les psychoses les plus infondées (le sentiment d’« invasion ») et les réactions les plus agressives (le fameux « On est chez nous ! »). Plus profondément, ce qu’elle évacue est ni plus ni moins que le principe d’égalité devant la loi.
Pour rendre effectif ce principe d’égalité, plusieurs dispositifs légaux seraient à abroger : la « double peine », les « emplois réservés » – sans parler de la citoyenneté elle-même, qui gagnerait à être, comme dans la majorité des pays européens, ouverte à tous les résident·es étranger·es.
Enfin, une urgence s’impose : à défaut de « loger chez soi » les nouveaux arrivant·es, arrêter au moins de les « déloger » partout où, avec leurs propres forces, ils ou elles élisent domicile – y compris quand il s’agit de simples tentes, cabanons et autres campements de fortune.
Repenser le « tout », déjouer les fantasmes d’invasion
Seules 6,3 % des personnes déplacées s’installent en Europe. Cette vérité devrait suffire, « si l’on osait la dire », pour congédier toutes les fantasmagories sur une supposée « totalité » miséreuse qui déferlerait « chez nous ». Il y a lieu en revanche de mobiliser, sur un autre mode, la notion de totalité : « Tout » arrivant, on doit le réaffirmer, a droit de bénéficier des mêmes droits fondamentaux – qu’il soit chrétien, juif ou musulman, que sa peau soit claire ou foncée, qu’il vienne d’Ukraine ou de Syrie. Les dispositifs d’accueil d’urgence, le statut de réfugié, les droits des femmes, les droits de l’enfant, les droits sociaux, et au-delà tout l’édifice du droit existant, ne doivent plus souffrir une application à géométrie variable.
Respecter la « misère du monde », reconnaître sa richesse
Les migrant·es arrivent certes avec leurs blessures, leurs traumas, leurs cicatrices, mais aussi avec leur rage de vivre, leur créativité, leur force de travail – bref : leur « puissance ». Loin de se réduire à la misère vécue, dont précisément ils cherchent à s’arracher, ce sont de potentiels producteurs de richesse – en tant que travailleurs, cotisants, consommateurs. Loin d’être seulement des corps souffrants à prendre en charge, ce sont aussi des médecins et des aides-soignant·es, des auxiliaires de vie, des assistantes maternelles, et plus largement des travailleurs et des travailleuses du care – qui viennent donc, ni plus ni moins, « accueillir et prendre en charge notre misère ». Tout cela est connu, documenté par des décennies d’enquêtes scientifiques : seul manque le courage politique de rendre public ce savoir, afin d’« éclairer le débat » – au lieu d’entretenir un véritable « obscurantisme d’État ».
Redevenir moraux
Le mot « morale » a mauvaise presse en politique, et l’on devrait s’en étonner. On devrait même s’en inquiéter dès lors qu’il est question, rappelons-le, « de vies et de morts ». Les ricanements devraient s’incliner devant « la prise en considération de l’autre », qui fonde depuis toujours ce que l’on nomme la morale, l’éthique ou tout simplement notre « humanité ». Bref : le souci de « ne pas culpabiliser » l’électeur lepéniste ne saurait être l’impératif catégorique ultime d’une démocratie saine.
Et s’il n’est pas inutile de rappeler l’apport économique des immigrés, il importe aussi et surtout de dépasser l’égoïsme sordide de tous les questionnements focalisés sur les coûts et les avantages. Le « réalisme » dont se réclament volontiers nos gouvernants exige que l’on prenne en compte « aussi » cette réalité-là : nous ne vivons pas seulement d’eau, de pain et de profit matériel, mais aussi de principes que nous sommes fiers d’incarner et qui nous permettent de nous regarder dans une glace.
Personne ne peut ignorer durablement ces principes sans finir par le payer, sous une forme ou une autre. Et s’il paraît inacceptable à tout un chacun de refuser des soins aux enfants, aux vieillards, aux malades ou aux handicapé·es en invoquant leur manque de productivité et de rentabilité, il devrait être tout aussi inacceptable de le faire lorsque lesdits enfants, vieillards, malades ou handicapé·es viennent d’ailleurs – sauf à sombrer dans la plus pure, brutale et abjecte inhumanité.
Par Pierre Tevanian, coauteur du livre On ne peut pas accueillir toute la misère du monde (Éd. Anamosa, 2022).