Depuis l’assassinat de Samuel Paty, décapité en octobre 2020 pour avoir montré à sa classe des caricatures de Mahomet, les structures proposant des activités d’éducation au dessin de presse dans les établissements scolaires sont plus sollicitées que jamais. Parmi elles, le réseau Cartooning for Peace, qui a accepté que Mouvement UP assiste à l’un de ses ateliers animé par le dessinateur tunisien Mykaïa, dans un collège d’Étampes, en région parisienne.
Un visage en forme de poire, un double menton magistral… À peine les sourcils sont-ils esquissés qu’une clameur s’élève. “Hollande ! C’est François Hollande !” s’époumone la salle, ravie de reconnaître les traits exagérés de l’ex-président sous le feutre de celui qui leur tourne le dos.
Mykaïa fait volte-face et félicite la classe de cinquième disposée en U devant lui. En ce vendredi après-midi de février, il est venu mener un atelier de deux heures consacré à la liberté d’expression, et plus spécifiquement à sa spécialité, le dessin de presse. Le Tunisien est membre de longue date du réseau international de dessinateurs de presse, Cartooning For Peace, créé en 2006 par Plantu et le prix Nobel de la Paix Kofi Annan.
L’association propose aux établissements des expositions avec livrets pédagogiques à destination des enseignants et des élèves permettant d’analyser en classe le rôle du dessin de presse et de la liberté d’expression. Elle accompagne aussi des dessinateurs dans les structures les sollicitant – la liste d’attente est longue – afin d’évoquer leur métier, leur vision de la liberté d’expression et de ses limites, sans oublier la brûlante question des tabous.
Une question de goût
“Que fait un dessinateur de presse pour gagner sa vie?”. Une dizaine de mains se lève. “Il dessine dans les journals !”, lance une voix. La classe, une section sportive escalade composée aux deux tiers de garçons, hurle de rire, immédiatement recadrée par le dessinateur. “Interdit de se moquer. Qui peut me dire quelle est la différence entre une caricature et un dessin de presse ?”.
“Une caricature ça force les traits de la figure des personnes, souvent pour faire rire, alors qu’un dessin de presse ça a un message qu’il faut comprendre.” Bonne réponse. Entre les élèves et le dessinateur, la conversation migre sur une comparaison avec les humoristes. Jamel Debbouze, Elie Semoun, Kev’ Adams, les adolescents peinent à trouver un consensus autour de leurs comiques préférés.
Tous s’accordent à conclure que ce n’est pas parce que l’on exècre un artiste qu’il faut pour autant demander l’interdiction de son spectacle. “C’est une question de goût, et ils sont majoritairement déterminés par l’endroit d’où vous venez et votre éducation”, souligne Mykaïa.
« Il ne faut pas choquer les gens »
« Moi, par exemple, je suis né à Tunis”. Des exclamations de surprise fusent. “Je n’ai pas l’air avec mes cheveux blonds », admet en riant le dessinateur. « J’ai travaillé dans un journal où je pouvais aborder ce que je voulais, sauf la politique, le sexe et la religion. Comment on appelle ça, quand on empêche les gens de traiter des sujets ? »
« La censuration ! » lance un élève. « Presque ! C’est la censure. Et si on faisait une caricature de Ben Ali, qui dirigeait le pays, on allait en prison. C’est pour ça que j’ai fini par partir pour la France. Pour autant, peut-on tout dessiner ici ? »
Pour la première fois, personne ne lève la main. Mykaïa insiste, interroge un élève qui hasarde une réponse gênée : « Bah… Y’a des sujets dont on évite de parler… Comme la religion. » L’atmosphère semble soudain plus sérieuse. « Il ne faut pas choquer les gens », ajoute un autre. « On n’a pas le droit de faire de caricature de Dieu.”
Menaces de mort
« Qui pense qu’on ne doit pas choquer ? », demande le dessinateur. Une petite moitié de la classe se manifeste. « En France, la loi permet de dessiner ce que l’on veut, on a le droit de choquer les gens, on peut critiquer une religion, dessiner Dieu, on n’a juste pas le droit d’insulter ceux qui la pratiquent », explique Mykaïa, qui se lance ensuite dans l’exégèse de l’attentat de Charlie Hebdo. La classe ne bronche pas, alors le dessinateur enchaîne.
« Est-ce que les gens qui sont morts dans l’attentat de Nice avaient dessiné des caricatures du Prophète ? Est-ce que, si ma religion m’interdit de porter du orange, je vais décider de tuer tous ceux qui en portent dans cette classe ? » Les élèves rient mais leur attention se relâche, les têtes se baissent et les corps s’avachissent sur les tables. Il est temps de passer à l’étape des questions.
Les élèves veulent surtout savoir si la profession permet de voyager et quelles sont les plus belles destinations découvertes par le dessinateur. Puis : « Est-ce qu’un de vos dessins a déjà été mal pris ? ». Le ton se fait plus grave. « Oui, mais ce sont surtout les réseaux sociaux qui compliquent les choses, car ceux qui n’ont pas aimé votre travail viennent vous insulter. On reçoit aussi des menaces de mort, alors on porte plainte devant la justice. » Dernière question : « Est-ce que vos parents sont fiers de vous ? » « Mes parents ont peur pour moi et m’ont dit d’arrêter ». Les élèves sont à nouveau attentifs mais la sonnerie retentit. Quelques applaudissements et la classe s’éparpille dans un envol de moineaux.